Détruire… ébrécher…

« Ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche… »

J’imagine cette phrase en boucle dans la tête de Cléo depuis 1984. Elle a treize ans cette année-là, des parents modestes, une vie étriquée en banlieue parisienne juste éclairée par les cours de danse. Elle est remarquée par une certaine Cathy. Cette dernière lui parle d’une fondation susceptible de lui fournir une bourse et de l’aider à réaliser son rêve : intégrer une grande école de modern jazz… En 2019, un fichier repéré sur le net entraîne un appel à toutes celles qui auraient eu affaire à cette fameuse Fondation.

Chavirer…

« Chavirer », le titre porte bien son nom qui m’a chaviré le cœur et l’estomac, malgré le talent de l’auteure à raconter sans juger, à parler à voix basse, à brosser les faits avec délicatesse. Mais des faits, justement, je préfère ne rien dire. Chacun, me semble-t-il, doit pouvoir se les approprier, s’en émouvoir, en souffrir peut-être, sans doute. Je voudrais juste parler de la qualité du récit. La construction est parfaite qui va et vient d’une époque à l’autre, d’un personnage au suivant, qui coupe et recoupe les événements, explique, compile, traduit les émotions, les craintes, les questions sans réponses. Cléo est bien LE personnage, que l’on découvre à travers les situations mais aussi le regard des autres, ceux qui l’ont connue, la côtoie encore.

L’écriture est douce, raffinée, toute en émotion, et en même temps d’une grande vivacité. Son efficacité traduit parfaitement la frontière infime qui sépare un véritable refus d’un éventuel accord. Elle décode à merveille le mal enfoui qui jamais ne se réparera… »…ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche… » Cléo est ébréchée, ébréchée pour n’avoir pas su dire non, pour n’avoir pas su dénoncer, pour avoir accepté quelques billets…

Ce roman est d’une puissance inouïe qui résonne particulièrement en cette période de prise de conscience et de refus de se taire. Parler pour dénoncer, Lola Lafon le fait très bien à sa manière. Et, si je ne suis pas membre de l’Académie Goncourt, si je ne me permets jamais d’émettre quelconque jugement s’agissant de son choix, je trouve que le bandeau « Prix Goncourt 2020 » serait du meilleur effet sur « Chavirer ».

Editeur : Actes Sud
Date de Parution : 19 août 2020
Nombre de pages : 352

Ce roman a été lu dans le cadre des « Explorateurs de la rentrée 2020 ». A cet effet, je remercie chaleureusement le site Lecteurs.com à l’origine de cette manifestation littéraire ainsi que les Editions Actes Sud et Vanessa Chatel, co-Explo 2020, pour le prêt.