Avis : Coup de foudre
Combien de carrières d’écrivain ai-je gâchées avec les règles strictes de ponctuation que j’imposais à mes élèves, histoire de permettre au lecteur de respirer ?
C’est la question que je me suis posée en refermant « A la ligne », le premier roman de Joseph Ponthus. Qu’aurait-il fait si j’avais été l’une de ses enseignantes ? Son récit – car, est-ce véritablement un roman ? – est une unique phrase de plus de deux cents pages et je l’ai lu en un temps, trois mouvements, emportée par le rythme de cette prose poétique dont il est fait.
Par la forme, c’est intrigant, étonnant, captivant. Le fond est fort, puissant, intense, voire, par moments, virulent. Pendant un après-midi entier, je n’ai pas bougé, accrochée aux mots de l’auteur, sans point à la ligne, incapable d’en sortir. Il nous raconte son histoire d’ouvrier intérimaire dans deux usines agro-alimentaires de Bretagne, l’une est une unité de « production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes… », l’autre, un abattoir. Il nous détaille par le menu tous les gestes accomplis (je comprends mieux la signification des illustrations du bandeau).
Il nous parle de ses douleurs, des difficultés liées aux tâches répétitives, sans se plaindre, avec une pointe d’humour :
« Le boulot n’est pas si dur
Répétitif
Vider des caisses de vingt-cinq kilos de poissons pour remplir d’autres caisses de vingt-cinq kilos
Certes on dirait les Shadoks
Mais c’est l’usine
Et ça fait les muscles »
des pauses mal organisées, des horaires qui changent, des heures qui restent à faire, des carcasses à bouger et des palettes à transporter, du dimanche quand le soir arrive et que la tristesse, la nostalgie s’emparent de lui, la soirée qu’il a envie de prolonger pour profiter encore un peu, même s’il sait que le lendemain il le paiera « cher » par plus de fatigue, plus de douleurs. Et les mots, les mots qui frappent, s’envolent et les plaintes qu’il retient. L’écriture est sublime, une prose poétique, contraire aux usages élémentaires et qui pourtant véhicule à merveille la colère, le sérieux mais aussi la drôlerie, la solidarité entre ouvriers, et l’amour, l’amour de sa femme, l’amour de sa mère. Cet amour traduit dans deux lettres d’une sensibilité, d’une beauté indicible, lui vaut de ma part l’avis de « Coup de foudre » qu’il a failli perdre à l’aune des expressions vulgaires et grossières souvent utilisées et que j’exècre par-dessus tout. Mais il faut savoir évoluer.
Et je les lui pardonne, ces « merde » et ces « fait chier », pour nous avoir offert, en plus de tout le reste telles des fleurs au milieu d’un terrain vague et boueux, Apollinaire, Cendrars, Homère, Charles Trénet et autres fous chantants, parce que ce sont ces gens-là qui le sauvent ainsi que l’écriture, parce que sont aussi ces passages-là qui transcendent son texte.
Un texte hors du commun, une lecture à nulle autre pareille, inoubliable j’en suis convaincue.
Editeur : La table ronde
Date de Parution : 3 Janvier 2019
Nombre de pages : 272
Ce roman a été lu dans le cadre de l’association « Les 68 Premières fois » : Session Janvier 2019.
Adepte d’une écriture académique », mais au vu de ta chronique, j’ai très envie de lire ce livre.
J’en ai entendu parler récemment par des critiques littéraires qui ont été transportés également .
Merci Geneviève!
S’il y a une autre adepte de l’écriture académique, c’est bien moi. Mais là, j’avoue avoir été bluffée !
J’ai aussi été hypnotisé par ce livre!
C’est le mot ! Et je peux te dire que depuis cette lecture, je me pose beaucoup de questions sur mes principes.